Joli texte : Fan Zhongyan, « Note sur la Tour de Yueyang »

Dans le billet de la série « Citations » intitulé « Le monde est de la responsabilité de chacun » (voir ici), j’avais cité entre autres une phrase célébrissime de Fan Zhongyan (范仲淹 [fàn zhòngyān]), lettré fameux de la dynastie des Song : « 先天下之忧而忧,后天下之乐而乐 ». Cette phrase se trouve dans l’un des textes en prose les plus connus de la littérature chinoise classique : la « Note sur la Tour de Yueyang » (岳阳楼记 [yuèyánglóujì]). Cette pièce est insérée dans tous les manuels scolaires de langue et de littérature de Chine et de Taiwan, et mérite que Sinoiseries s’y intéresse d’un peu plus près.
La « Note sur la Tour de Yueyang » a été composée par Fan Zhongyan le neuvième mois de la sixième année de l’ère Qingli (庆历 [qìnglì], 1041-1048) du règne de l’empereur Renzong des Song (宋仁宗 [sòng rénzōng], r. 1022-1063), c’est-à-dire en 1046. Fan Zhongyan n’était jamais allé à Yueyang et n’avait jamais vu de ses propres yeux la tour en question, mais il avait été sollicité pour l’un de ses amis proches, Teng Zongliang (滕宗谅 [téng zōngliàng], connu aussi sous le nom de Teng Zijing 滕子京 [téng zījīng]), reçu la même année (1015) que Fan aux examens mandarinaux. Teng avait d’abord entamé une brillante carrière dans la fonction publique impériale, mais il avait été accusé de détournement de fonds, avait été dégradé, et avait finalement été exilé dans le Hunan pour prendre le commandement de la commanderie de Baling (巴陵郡 [bāilíngjūn]). Après avoir repris en main l’administration de la commanderie, il avait rapidement obtenu quelques succès au point que, deux ans plus tard, il put consacrer des fonds à la restauration de la Tour de Yueyang (岳阳楼 [yuèyánglóu]). C’est à cette occasion qu’il demanda à son ami Fan Zhongyan de rédiger un texte pour commémorer l’évènement. Comme Fan n’avait jamais vu l’édifice et ne pouvait pas se rendre sur les lieux, Teng joignit à sa lettre une peinture de la tour. Voici ma traduction (en italiques) du texte composé par Fan Zhongyan :
Note sur la Tour de Yueyang
Au printemps de la quatrième année de l’ère Qingli (1044), Teng Zijing fut relégué et nommé à la tête de la commanderie de Baling. Deux ans plus tard, l’administration fonctionnait à merveille et le peuple vivait en parfaite harmonie ; toutes les tâches qui avaient été jusque-là négligées reprirent de bon train. Il fut alors décidé de restaurer la Tour de Yueyang et de la parer d’un nouvel éclat. On y grava des poèmes et des odes de poètes de Tang et de contemporains, et il me fut demandé de composer un texte pour commémorer cela.
Je regardai le spectacle grandiose de Baling, sur la rive du lac Dongting. On aperçoit les montagnes dans le lointain, et le Long Fleuve d’abord englouti, avant d’être à nouveau libéréé ; les flots du lac sont impétueux, et sa surface s’étend à l’infini. À l’aurore, les eaux du lac se parent des rayons du soleil, au couchant, elles se cachent dans les ténèbres ; la scène se mue en une danse incessante. Voilà le spectacle magnifique que contemple la Tour de Yueyang, qui fut tant de fois chantée par les anciens. Qu’ils s’en aillent vers le Nord en direction de la Gorge du Sorcier, ou se dirigent vers le Sud vers la Xiang, relégués et poètes sont réunis en ces lieux. Devant cette vision, le ressenti de chacun n’est-il pas différent ?
Quand la pluie s’abat sans cesse, quand elle obscurcit les cieux pendant des mois entiers, le vent glacial tonne, les vagues déchaînées s’élancent vers le ciel. Le soleil et les étoiles cachent leurs lueurs, les formes des montagnes s’estompent. Marchands et voyageurs doivent interrompre leur parcours, les mâts se couchent et les rames se brisent. Quand vient le soir et que le jour se perd, les tigres rugissent et les singes font entendre leur triste plainte. Lorsque l’on fait alors l’ascension de la tour, on sent que l’on est banni de la capitale, et l’on pense à sa région natale ; on s’inquiète des médisances, on se soucie des critiques. Le chagrin marque les visages qui se tournent vers le ciel, on est en proie à la plus poignante des tristesses.
Mais lorsqu’au doux printemps le paysage recouvre sa clarté, lorsque les vagues du lac sont apaisées, lorsque se mêlent les lumières du ciel et de l’eau, on ne voit plus qu’une étendue viride, qui se déroule à l’infini. Les mouettes sur les bancs de sable tantôt prennent leur envol, tantôt se posent ; la belle gent aquatique s’ébat en surface ou dans les profondeurs lacustres. Herbes folles sur les berges, orchidées sur les îlots croissent dans toute leur splendeur et exhalent leurs parfums. Il arrive parfois que l’immense brume se dissipe, que la clarté d’albâtre de l’astre du soir s’étende à mille lieues ; il arrive aussi que les vagues du lac s’illuminent de mille feux, ou que, dans la profondeur des eaux calmes, la lune forme comme un disque de jade. Les chants des pécheurs d’interpellent, le bonheur est alors aussi infini qu’indicible. Lorsque l’on monte alors au sommet de la tour, on ressent l’immensité et l’on est apaisé. On oublie honneurs et affronts, on lève au vent sa coupe, et l’on atteint la joie la plus grande.
Las ! Je voulais m’inspirer de l’âme des anciens, qui peut-être n’ont ressenti ni l’une ni l’autre de ces dispositions. Et pourquoi cela ? Parce que les gentilshommes du passé ne se réjouissaient pour les choses de ce monde, ni ne s’apitoyaient sur leur sort. En poste à la capitale, ils se préoccupaient du sort du peuple ; exilés dans des contrées lointaines, c’est le souverain qui était l’objet de leurs préoccupations. Proches du pouvoir ou éloignés dans le monde, jamais la joie n’était leur lot. Mais quand donc pouvaient-ils être apaisés ? Il faut dire ceci : « On doit s’inquiéter de la nation avant qu’elle-même ne le fasse, et ne consentir à se réjouir qu’une fois qu’elle est heureuse. » Hélas ! Si plus personne n’est ainsi, qui donc me fera écho ?
Le quinzième jour du neuvième mois de la sixième année.
Ce texte est interprété par les exégètes de bon teint comme constituant l’expression du sens des responsabilités de Fan Zhongyan en tant que fonctionnaire impérial, ainsi que l’idéal du bon mandarin. Même banni, Fan ne renonce pas à cet idéal, et veut en outre réconforter et donner du courage à ceux de ses collègues qui partagent son sort. Si cette « Note sur la Tour de Yueyang » est célèbre dans l’histoire de la littérature chinoise, c’est, au-delà de ses indéniables qualités littéraires, qu’elle exprime l’idéal du lettré confucéen, désintéressé, qui consacre sa vie entière au service de la nation, quitte à se sacrifier.
Du point de vue littéraire, on est frappé par la description époustouflante de l’aspect grandiose du paysage qui s’offre à la vue, en diverses saisons, à partir de la Tour de Yueyang. De plus, dans un même texte, Fan parvient à la fois à commémorer la réhabilitation de la tour, à décrire le paysage, à exprimer ses sentiments, et à exposer son idéal.
Du point de vue de la forme, cette « Note » est un texte en prose, mais contient de nombreuses expressions poétiques, en quatre caractères, qui se succèdent de façon très fluide. Les descriptions statiques et dynamiques s’enchaînent, les jeux de lumière et d’ombre se succèdent. Dès l’époque des Song, ce texte était déjà salué comme étant l’un des plus beaux textes en prose de la littérature chinoise.
Pour en savoir un peu plus sur Fan Zhongyan, sur Teng Zijing ou sur le texte original, je vous invite à consulter les sources suivantes :
– Fan Zhongyan : article de Baidu, ici
– Teng Zijing : article de Baidu, ici
– Version annotée de la « Note sur la Tour de Yueyang » : article de Baidu, ici
Enfin, je serais heureux de recevoir les suggestions qui pourraient améliorer ma traduction.
Ci-dessous, une photo de la Tour de Yueyang, située dans l’actuelle ville de Yueyang, province du Hunan (la photo vient d’ici) :
yueyanglou

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