J’appelle « bâton huileux » le beignet chinois connu sous le nom de « you tiao » (油条 yóutiáo). Il s’agit d’un beignet constitué de deux rectangles de pâte faite avec de la farine de blé, pressés ensemble en leur milieu de façon à rester attachés, puis frits à l’huile. Ce beignet se caractérise par un extérieur croustillant et un intérieur aérien. Il peut être dégusté seul, mais il est le plus souvent consommé avec un aliment plus ou moins liquide, comme une bouille de riz ou du lait de soja. Il entre même dans la composition de nombreux plats cuisinés. J’en avais donné un exemple en septembre 2012, sur Sinogastronomie, le blog que je consacre aux cuisines asiatiques, dans un billet présentant le dim-sum « beignet chinois et pâte de riz » (炸两 zhàliǎng), voir ici. C’est un élément essentiel du petit déjeuner dans de nombreuses régions de Chine et on le trouve aussi partout en Asie du Sud-Est. En voici deux, qui accompagnèrent une soupe de vermicelles de riz (គុយទាវ kuy teav, en chinois 粿条 guǒtiáo) dégustée par votre serviteur en mai 2019 sur un étal dans un marché de Phnom Penh :
Ce beignet possède différents noms en chinois : il est plutôt appelé « guǒzi » (馃子) dans le nord de la Chine et, dans la région de Canton (sud de la Chine), on le désigne sous la mystérieuse appellation de « démon frit à l’huile » (油炸鬼 yóuzhàguǐ). C’est cette dernière appellation qui nous intéresse ici.
L’invention de ce beignet remonterait à l’époque du début de la dynastie des Song du Sud (南宋 nánsòng, 1127-1279). Les Chinois des Song venaient alors d’être chassés du Nord par la dynastie « barbare » des Jin (金朝jīncháo, 1115-1234), fondée par les Jürchens (女真 nǚzhēn), peuple originaire de Mandchourie, aujourd’hui disparu. Les Jin avaient pillé la capitale des Song du Nord, Bianjing (汴京 biànjīng, aujourd’hui Kaifeng 开封 kāifēng) et emmené en captivité l’empereur régnant et l’empereur-père, et la cour impériale fut contrainte d’abandonner à l’envahisseur la partie de l’empire se trouvant au nord du fleuve Yangzi. Cet épisode douloureux de l’histoire de Chine est connu sous le nom d’« affront de l’ère jingkang » (靖康之耻 jìngkāng zhī chǐ).
Mais nombreux furent les officiers de l’armée des Song qui firent tout ce qui était en leur pouvoir pour chasser les Jürchens et reprendre possession des territoires perdus. Le plus célèbre d’entre eux fut sans conteste le général Yue Fei (岳飞 yuè fēi, 1103-1142), d’un courage et d’une intelligence hors du commun.
Mais à la cour impériale, des officiels prônaient plutôt l’apaisement, quitte à payer un fort tribut aux Jürchens, afin de garantir la sécurité précaire des Song du Sud. Parmi eux se trouvait le Premier ministre de l’époque : Qin Hui (秦桧 qín huì, 1090-1155). Des rumeurs ont par la suite couru disant que Qin Hui était en fait traître à la patrie et qu’il était à la solde des Jin. Quoi qu’il en fût, aidé en cela par son épouse, Dame Wang (王氏 wáng shì), il monta de toutes pièces un dossier contre le général Yue Fei, considéré encore aujourd’hui comme un héros par les Chinois, et fit tant et si bien que l’officier fut finalement exécuté sur ordre de l’empereur.
Un boulanger de Hangzhou eut l’idée de confectionner un beignet avec deux rectangles de pâte accrochés l’un à l’autre, l’un représentant le traître à la patrie Qin Gui, l’autre représentant son épouse et complice, Dame Wang, En les plongeant dans l’huile bouillante, il mit symboliquement à mort l’infâme traître à la patrie et sa complice. Il appela ce beignet « faire frire (Qin) Hui dans l’huile » (油炸桧 yóuzhàhuì). Le dernier caractère du nom fut par la suite remplacé par le caractère, presque homophone. qui signifie démon (鬼 guǐ), et c’est comme ça que l’on obtint le nom utilisé aujourd’hui à Canton : « démon frit à l’huile » (油炸鬼 yóuzhàguǐ).
Je ne mettrais pas ma main au feu pour garantir l’authenticité de cette histoire, mais elle circule largement en Chine et je la trouve amusante.
Sinoiseries 