Erotica : Jin Ping Mei

(Je reprends ici en l’adaptant légèrement le billet que j’ai publié le 5 mars 2015 sur Les Erotiques.)
Si vous demandez à un Chinois de vous citer le titre d’un roman pornographique chinois « ancien » célèbre, il y a de fortes chances qu’il vous parle du Jin Ping Mei (《金瓶梅》 [jīn píng méi]), roman en 100 chapitres (plus de 1600 pages dans l’une des éditions modernes qui sont en ma possession), signé d’un certain « Lettré railleur de Lanling » (兰陵笑笑生 [lánlíng xiàoxiàoshēng]).
Ce roman, qui a circulé à l’origine sous forme manuscrite, a été imprimé pour la première fois en 1610, c’est-à-dire à la fin de la dynastie des Ming (1368-1644), période connue pour ses mœurs dissolues, considérée par d’aucuns comme l’âge d’or de la prostitution en Chine (et notamment de la prostitution masculine).
L’œuvre est cependant bien plus qu’un simple roman pornographique. On explique même volontiers que seuls ceux qui n’ont lu que les scènes érotiques du roman pensent qu’il s’agit d’une œuvre pornographique.
L’intrigue se déroule, on le comprend grâce aux allusions historiques contenues dans le récit, entre 1112 et 1127, c’est-à-dire à la fin de la dynastie des Song du Nord (960-1127). Mais c’est bien la société de la fin des Ming qui est décrite dans le roman.
Ce sont les descriptions très directes des scènes d’amour physique (72 au total) qui valent au Jin Ping Mei sa réputation de roman pornographique, et qui ont fourni le prétexte à sa mise à l’index peu après sa parution. En Chine continentale, une édition en fac-simile de l’édition des Ming a été publiée au début des années 2000, mais n’a pas été largement diffusée ; de plus, même si la langue utilisée par l’auteur est du chinois vernaculaire, et non du chinois classique, la reproduction de l’édition ancienne reste d’un abord difficile, car depuis plus de quatre siècles, le chinois parlé a considérablement évolué, et la ponctuation de l’époque des Ming ne facilite pas la lecture. Même dans les nouvelles éditions, avec la ponctuation moderne, certaines expressions et allusions ne sont compréhensibles que grâce à un important appareil de notes. J’ai en ma possession une édition avec ponctuation moderne et notes explicatives publiée en Chine continentale, mais toutes les scènes d’amour physiques ont été pudiquement supprimées du texte.
On peut penser que la principale raison de la censure dont fut victime le Jin Ping Mei est en réalité la peinture sans concessions que l’auteur fait de la société chinoise, notamment de la corruption de la classe dirigeante, et de la collusion entre bourgeois fortunés et mandarins.
Le roman décrit la vie quotidienne et les activités commerciales et politiques de Ximen Qing (西门庆 [xīmén qìng], Ximen étant l’un des rares patronymes dissyllabiques chinois). Ce dernier est un riche marchand, grand amateur de femmes, débauché, qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Grâce à l’appui, dûment monnayé, d’un haut fonctionnaire, il obtient même un emploi mandarinal important.
Le livre s’ouvre sur une anecdote bien connue de la littérature chinoise. L’une des principales héroïnes du récit, Pan Jinlian (潘金莲 [pān jīnlián]) est mariée à un vendeur ambulant de gâteaux à la vapeur (炊饼 [chuībǐng]), du nom de Wu l’aîné (武大郎 [wǔ dàláng]). Ce dernier, de petite taille, au physique peu avantageux, ne satisfait pas cette femme qui a bénéficié d’une certaine éducation, et qui a des appétits sexuels insatiables. Le beau-frère, en revanche, le fameux Wu Song (武松 [wǔ sōng]), célèbre pour avoir tué à mains nues un tigre qui l’attaquait, plaît tout à fait à Pan Jinlian, qui cherche à le séduire. Wu Song ne succombe pas aux avances de sa belle-sœur, et s’éloigne. Mais Pan n’en reste pas là. Elle est séduite par Ximen Qing, et empoisonne Wu l’aîné, pour devenir la concubine de Ximen. Wu Song, qui tue par accident un officiel qui aurait pu lui donner des informations sur la mort de son frère, est exilé. Cette péripétie est bien connue des lecteurs Chinois car elle se trouve dans un autre roman chinois célèbre, Au bord de l’eau (《水浒传》 [shuǐhǔzhuàn]). Dans le Jin Ping Mei, cependant, le détail de cet histoire diffère : dans Au bord de l’eau, Ximen Qing est tué par Wu Song qui veut venger la mort de son frère, tandis que dans le Jin Ping Mei, il meurt d’une surdose d’aphrodisiaque administrée par Pan Jinlian.
La fortune de Ximen Qing lui permet d’entretenir une grande maisonnée, avec une épouse principale et cinq concubines. Ces femmes, dont certaines rivalisent pour s’attirer les faveurs de leur époux, ne suffisent cependant pas à assouvir l’appétit sexuel de Ximen, qui fréquente assidûment les lupanars de la région, et n’hésite pas prendre des maîtresses occasionnelles. Il ne rechigne pas non plus à jouir des plaisirs de la « fleur du palais postérieur » (后庭花 [hòutínghuā]) avec des jeunes gens qui sont à son service. Enfin, les servantes de ses concubines, les épouses de ses employés, et même la nourrice de son fils, pour peu qu’elles soient jeunes, jolies et dociles, lui permettent encore de faire varier les plaisirs.
Le Jin Ping Mei est, beaucoup s’accordent à le dire, une œuvre majeure de la fiction chinoise de la Chine impériale. On n’hésite pas à lui accorder autant de valeur qu’aux quatre grands romans classiques de l’époque des Ming : Au bord de l’eau, Les trois Royaumes (《三国演义》 [sānguó yǎnyì]), Le Pélerinage d’Occident (《西游记》[xīyóujì]) et le Rêve dans le pavillon rouge (《红楼梦》 [hōnglóumèng]). Certains mettent encore en parallèle le Rêve dans le pavillon rouge et le Jin Ping Mei, expliquant que les deux livres décrivent et critiquent, chacun de leur manière, la même société chinoise des Ming.
Outre les scènes d’ébats amoureux et la société de l’époque, le Jin Ping Mei livre encore de précieuses informations sur l’alimentation et sur le costume de la fin des Ming. Et, au même titre qu’existe dans les études classiques chinoises une discipline appelée 红学 [hóngxué], qui se consacre exclusivement à l’étude du Rêve dans le pavillon rouge, certains érudits se consacrent corps et âme à une discipline appelée 金学 [jīnxué], dont le sujet d’étude exclusif est le Jin Ping Mei. On trouve dans la littérature scientifique chinoise de très nombreux articles consacrés à plusieurs thèmes du Jin Ping Mei, et, très tôt, des ouvrages entiers ont été consacrés à ce roman. Il faut notamment citer les Propos décousus au-delà de la fiole (《瓶外卮言》 [píngwài zhīyán] ) de Yao Lingxi, qui restent un ouvrage de référence pour qui veut étudier le Jin Ping Mei.
Pour finir, une remarque sur le titre du roman. En 1985, Gallimard a publié, dans la prestigieuse collection de La Pléiade, une traduction d’André Lévy intitulée Fleur en fiole d’or. Ce titre est la traduction littérale de la succession des trois caractères chinois qui composent le titre original de l’œuvre. Jin est en fait le premier caractère du prénom de de Pan Jinlian, Ping est le premier caractère du prénom de l’une des épouses de Ximen Qing (Li Ping’er), et Mei est le deuxième caractère du prénom de Pang Chunmei, servante de Pan Jilian. La traduction française a fait l’objet d’une réédition par Gallimard dans la collection Folio.
Le Jin Ping Mei a donné lieu à plusieurs suites, dues à différents auteurs. Il a été également adapté de nombreuses fois au cinéma, à Hong Kong et à Taiwan. En France, il a même été une source d’inspiration pour le dessinateur Magnus, qui en a fait une bande dessinée intitulée Les 110 pilules.
Pour en savoir un peu plus sur cette œuvre, je vous invite à lire ici l’article en français que lui consacre Wikipedia.
Ci-dessous, la couverture de l’une de mes éditions (publiée à Taiwan en 2007 par les éditions Lernbook) :

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